Ce que j'ai sur moi Elle n’a pas tendance à avoir grand-chose directement sur elle, puisqu’elle traîne toujours un sac à main énorme dans lequel elle pourrait cacher un mort, capharnaüm de mouchoirs, maquillage, cartes de visite et échantillons dentaires – toujours prête à prêcher la bonne parole buccale aux quelques clients malheureux qu’elle rencontrerait ci et là. Mais quelque chose qui ne la quitte jamais, au point qu’elle le glisse parfois dans son soutien-gorge quand elle porte des jupes sans poches, c’est son téléphone portable, dans lequel, via des photos et applications d’organisations, est stockée et organisée toute sa vie. Même les vieilles photos d’enfance de ses bouts de choux sont là-dessus, numérisées lors d’une soirée à deux avec son verre de vin blanc, au coin du feu, et sont mises tour à tour en fond d’écran et de verrouillage.
Ce qui fait de lui un être à part Molly n’est pas quelqu’un d’exceptionnel, et elle le sait bien, comme si chaque matin son lit vide et les reproches des enfants sur l’absence du père n’était pas des preuves assez éloquente pour lui rappeler qu’elle n’était pas mieux qu’une autre. Une canadienne – même si elle est sur le territoire américain depuis plus de vingt ans, elle préfère toujours se dire canadienne, souvent indignée parce qu’elle peut entendre aux infos – certes avec des connaissances médicales, beaucoup seraient inutiles en cas d’une guerre surprise, mais au moins les soldats ne seraient pas en reste si une balle venait leur exploser la mâchoire, elle pourrait leur en reconstruire une, leur donner un bonbon délicatement posé sur son bureau, d’habitude réservé aux enfants. En dehors d’un sens de l’organisation très poussé, ce qui peut rendre la vie avec elle impossible – mais tellement plus facile, aussi – elle est un peu sportive, ayant toujours fait un peu de natation, mais là encore, rien d’incroyable, cela n’a toujours été qu’un passe temps, une façon de se dépenser qu’il pleuve, vente ou neige, et si au fil du temps elle a réussi à développer son apnée, son crawl reste l’un des plus lents de la ville.
Faits divers (
un) Molly n’est pas fille unique, mais garde assez peu de contact avec sa famille, presque aucun depuis que ses deux parents sont morts, c’est à peine si ses deux enfants se souvienne d’eux. Sa mère est morte assez jeune, quand le plus vieux de la fratrie avait à peine quinze ans, d’un cancer, maladie de laquelle on guérissait très mal à l’époque, et la bête prit son temps avant d’enlever la vie à sa proie. Son père, sans doute désemparé au fait de se retrouver seul avec des gamins qu’il connaissait finalement assez peu, n’a jamais réussi à s’extraire de son travail pour relever les enfants, qui eux même préféraient passer du temps avec des amis, loin de la maison et de son odeur de mort, plutôt qu’ensemble. C’était en fait plus une habitude, de ne pas se voir, de ne plus se parler, comme un pansement à se mettre devant les yeux pour oublier, chacun portant en lui un signe qui rappelait la mère, ne restait comme seule tradition familiale le repas de famille du dimanche, où le père les obligeait à se réunir. Quand elle a quitté le Canada après l’échec de son mariage, les contacts se sont étiolés, jusqu’à la mort de son père il y a quelques années, rupture d’anévrisme, c’est à peine s’ils s’envoient des cartes pour Noël et les anniversaires, comme si le mécanisme du deuil s’était encore déclenché, la volonté d’oublier le mort et tout ce qui pouvait rappeler à lui. (
deux) Elle a encore son alliance, quelque part, perdu dans une boite à bijou qu’elle n’ouvre jamais. Elle aurait pu s’en débarrasser à plusieurs reprises, mais n’arrive pas à s’y résoudre, son cœur et son ego encore déchirés en morceau de l’affront de l’ancien aimé. Qu’il soit parti avec une secrétaire plus jeune, elle aurait pu comprendre, après tout, elle était alors submergée par son cabinet et des projets de recherches d’entreprises, commençait à vieillir à cause de son fils qui lui demandait des efforts en dehors du travail, mais surtout, elle gagnait plus, et dieu sait que cela était un problème pour lui. S’il était parti avec une fille plus jeune, tout aurait été tellement plus facile pour elle, d’être le centre d’un cliché auquel elle ne pouvait rien faire, incapable de gagner un combat contre la jeunesse rageuse, des seins encore fermes et un ventre qui pouvait encore ressembler à quelque chose. Mais non. Il est parti avec une femme plus vieille, qui a soulevé une remise en question violente en elle, à base de pourquoi et de pleurs. (
trois) Sa fille est une erreur, et sans doute l’a-t-elle compris en grandissant et en posant une ribambelle de questions. Une nuit trop alcoolisée, bercée par des illusions et promesses qu’il n’a pas tenu, comme à son habitude. Il était un maître en l’art de la manipulation, et elle, une fois de plus, s’est laissée berner, s’est mise à rêver des belles paroles sans fond qu’il pouvait lui dire. Elle pourrait regretter ce dernier coup de couteau qu’il lui a mis en plein cœur alors qu’il s’agitait entre ses jambes, mais aime trop sa fille pour ne serait-ce qu’imaginer une vie où elle n’aurait pas été aussi idiote de croire un homme comme lui. (
quatre) Elle n’a jamais eu une histoire sérieuse depuis, où en tout cas, jamais assez sérieuse pour présenter quelqu’un à ses enfants. Leur imposer une nouvelle figure paternelle, elle savait bien que c’était là l’affront de trop après les avoir privé d’un père, alors, entre quelques amourettes et autres relations purement charnelles, elle s’est toujours débrouillée pour être rentrée avant l’heure du petit déjeuner, l’air de rien, à peine décoiffée. Elle ne pense pas un jour se remettre réellement avec quelqu’un, sans doute parce que de sa vie aux États-Unis, elle a réussi à comprendre qu’elle n’avait pas intrinsèquement besoin d’un homme dans sa vie pour la réussir, il n’y a qu’a voir sa parfaite petite vie de nouvelle cinquantenaire, un cabinet de chirurgien-dentiste qui lui permet une vie confortable, deux magnifiques enfants qui peinent à partir de la maison – mais qui leur en voudrait avec le contexte économique actuelle – et des soirées entres amies autour d’une bouteille de vin pour ragoter sur les autres habitants de la ville. (
cinq) Molly est une maniaque de l’organisation. Cela va bien au-delà de l’envie de vivre dans un environnement propre et d’avoir la journée du lendemain bien définie, oh non. Quand les enfants étaient encore jeunes, elle organisait toutes leurs années scolaires, et dès qu’une de leur maîtresse était malade et ne pouvait être remplacée, l’administration tremblait à l’idée qu’elle ne vienne crier en plein milieu de la cour de récréation à quel point cela était inadmissible. En grandissant, elle a vite préféré laisser à ses enfants leur chambre comme un sanctuaire dans lequel elle ne devait – voulait – pas pénétrer, sentant bien que pour eux, vivre dans une maison où jusqu’aux prospectus de publicité étaient alignés sur la table, ils avaient besoin d’un lieu où s’exprimer en laissant traîner le linge sale et les jouets en plein milieu d’une session de jeu qu’ils voudraient reprendre plus tard. C’est là la seule exception. La seule. C’est sans doute pour ça qu’elle a autant de mal avec sa secrétaire, celle qui peine à ranger des dossiers quand Molly a un jeu d’étiquettes colorées selon les problèmes des patients, leurs sécurités sociales, rajoute même dans certains cas une petite note sur les commérages qui les concernent. (
six) Elle est accros aux potins. Elle l’a toujours été, si bien qu’au lycée et à l’université, elle tenait une rubrique de commérage dans le journal de l’école, qui lui a parfois attirée quelques problèmes puisqu’elle est incroyablement douée pour mettre son nez là où elle ne devrait pas. D’ailleurs, quand son mari est parti avec une autre, beaucoup de ses amis ont été surpris qu’elle ne se soit douté de rien, où n’ai rien trouvé dans les affaires de l’autre, mais elle lui faisait alors trop confiance pour n’avoir ne serait-ce qu’un soupçon envers lui. Elle ne fait plus cette erreur maintenant, et personne n’est exempté de ses petites enquêtes, ni même ses enfants, encore moins sa secrétaire lorsqu’elle laisse traîner des affaires, et elle fait bien en sorte que ses deux là ne se rencontre pas, car dieu sait à quel point son garçon est beau, juste assez pour que l’histoire ne recommence, et si elle se fiche de se faire jeter par des gigolos dont elle ne se sert que pour s’amuser, voir son fils l’abandonner serait un coup dur de trop. (
sept) Facilement impressionnable, elle déteste regarder des films d’horreurs, et reste terrifiée par tout ce qui est surnaturel, ou qui ressemble de près ou de loin à la nature. Citadine depuis son plus jeune âge, elle a bien compris en regardant les films à frissons que la où les gens se faisaient tuer, c’était entre deux arbres, là où personne ne pouvait les entendre crier et où la terre était assez tendre pour qu’on les enterre. C’est une peur de l’enfance, qu’elle ne raconte à personne, mais en voulait faire la maligne à traîner avec les amis de son grand frère, elle est resté à regarder Halloween de John Carpenter, et ne s’est est jamais remise, si bien qu’elle n’a jamais regardé ce qui ressemblait de près où de loin à un film d’épouvante. Le sang, les enquêtes policières à rebonds, les films psychologiques où le méchant éviscère ses proies humaines du petit doigt de pied au haut du crâne, aucun problème, mais parlez lui d’une créature humanoïde ou d’un esprit prêt à venir vous tourmenter, mais surtout duquel il est impossible de vous débarrasser, et elle tournera sûrement de l’œil. Elle n’a, par contre, jamais eu peur de se promener seule dans la ville, de jour comme de nuit, persuadée avec une insouciance monstre que rien ne pourra jamais lui arriver, alors qu’elle se bat encore pour instaurer un couvre feu à ses enfants. (
huit) Malgré toute la bonne volonté du monde, elle est atrocement nulle en cuisine, serait capable de rater la cuisson d’un steak haché, et remercie quiconque a inventé les surgelés et autres plats préparés, car sans eux ses enfants seraient sûrement morts de faim, ou retiré à cause de malnutrition. Malgré sa condition de mère célibataire et ses allures de miss parfaite aux vêtements sans un pli, elle ne correspond en rien aux clichés de la mère esseulée qui se morfond derrière un pot de glace à la vanille et pépites de chocolat. Outre ses qualités culinaires exceptionnelles, elle a déjà failli intoxiquer tout un anniversaire d’enfants de cinq ans avec une pâte à cookie mal cuite, a toujours employé une baby-sitter pour aider ses enfants à faire leurs devoirs – elle a d’ailleurs souvent pensé que son fils était un peu stupide, vu la difficulté avec laquelle il faisait ses lectures dans les classes de la petite enfance – et n’a jamais eu aucun remords à faire le mur de sa propre maison pour sortir boire un verre. Bien sûr, elle les aime plus que tout, et ils ont conditionnés beaucoup de choix dans sa vie pour leur donner des occasions qu’elle n’a jamais eu, mais leur mettre un coup de pied dans le derrière n’a jamais été quelque chose à laquelle elle a pensé deux fois avant de le faire, et quand son fils a arrêté ses études, elle était prête à l’enfoncer dans un mur tellement cela lui semblait stupide. (
neuf) Elle adore les nouvelles technologies. Que ce soit à la maison où presque tout est connecté, jusqu’à son frigo ultra-moderne depuis lequel elle peut, pour des raisons obscures, regarder des vidéos youtube, où à son travail dans lequel elle se sert de tablettes pour garder un œil sur ses rendez-vous ou autres, elle est toujours prête à tester des choses de ce côté-là, surtout quand il s’agit d’applications pour organiser, que ce soit son compte en banque, la liste des courses, de ses rendez-vous… Tout y est, tout est synchronisé à tout, protégé par des mots de passe. Sa plus grande peur reste sans doute une coupure générale de l’internet, ou de l’électricité, car même si elle a la mauvaise manie de tout noter en plus dans des carnets, elle adore les surfaces tactiles et la portativité excessive de ces objets là, se laisse souvent prendre aux nouveaux jeux qui font sensation. Elle pense d’ailleurs à développer une application pour son cabinet, essaye de trouver quelques jeunes qui pourraient lui rendre ce service pour pas trop cher. (
dix) Elle aimerait tout plaquer sur un coup de tête, se réveiller et décider de faire ses valises pour une ville ensoleillée toute l’année, partir sur la côte ouest où le soleil n’arrête jamais de réchauffer les peaux, et elle pourrait le faire si ce n’était pour ses enfants. Malgré le fait qu’elle soit plutôt bien intégrée à la ville, que tout le monde l’apprécie plus ou moins, elle n’aurait aucun regret à partir, tout recommencer, encore, cette soif de l’aventure intarissable au fond d’elle. Mais son fils est pour l’instant sans emploi, encore en train de réfléchir à ce qu’il voudrait faire de sa vie, et sa petite fille pas encore majeure, éblouie par les rêves d’étincelles ancrés au fond de sa tête, alors, pour eux, elle reste, déjà culpabilisée de les avoir privé d’un père pour ne pas s’enfuir elle aussi, ne laisser que quelques textos par semaine sur des téléphones qu’ils ne regarderont même plus au fil du temps. Non, elle reste parce qu’elle n’est pas comme lui, parce qu’eux ont toute leur vie ici, ne se mentent pas comme elle peut le faire. Elle pourrait s’arracher le cœur pour leur donner, envers et contre tout, ils sont plus important que tout ce qui peut peupler cette terre.